Ce roman a une histoire, liée tant à ma première découverte de la Grande Pyramide, à dix-sept ans, qu’aux recherches menées par les égyptologues pour comprendre comment avait été édifié ce monument extraordinaire, la seule des Sept Merveilles du monde qui a traversé les siècles. Si le revêtement extérieur en calcaire a disparu (débité en blocs qui servirent à construire une bonne partie du Caire), le dispositif intérieur, composé de trois chambres de résurrection, d’une grande galerie unique dans l’architecture égyptienne, et de couloirs, est intact.
Voilà plus d’un demi-siècle, j’ai ouvert un dossier pour rassembler les théories et les indices permettant de saisir, peut-être, le pourquoi et le comment d’un tel chef-d’œuvre, créé il y a cinq mille ans.
Plusieurs problèmes majeurs : les plans d’un ou de plusieurs Maîtres d’œuvre, l’organisation du chantier, le nombre des artisans, la constitution des équipes, la hiérarchie, « la ville de pyramide », les outils, les moyens de transport, les carrières…
Peu à peu, document après document, le dossier s’épaississait. Des techniques se précisaient, des visages et des destins se profilaient. Mais il fallut encore savoir de quelle manière les bâtisseurs avaient réussi à hisser, à des hauteurs jamais atteintes, d’énormes blocs de calcaire et de granit, pierre utilisée pour la première fois en si grande quantité.
Manquait un élément important, procuré par les recherches de Jean-Pierre Houdin : l’utilisation d’une rampe intérieure, aussi indispensable que la rampe extérieure pour l’acheminement des matériaux.
Estimant disposer d’une vision d’ensemble de l’épopée architecturale, restait à l’incarner à travers un destin. Et s’est imposée la figure d’un jeune homme qui avait eu la chance de vivre l’aventure de la Grande Pyramide du commencement jusqu’au terme, au prix des multiples épreuves inhérentes à un tel chantier. À travers l’apprentissage, puis la maîtrise de son métier, à travers son quotidien et ses passions, j’ai tenté d’écrire le roman de la Grande Pyramide.
Quelle était la véritable motivation des pharaons avec la construction des pyramides ? Que cherchait, en particulier, Khéops, avec cette œuvre hors-norme ?
Contrairement à une idée reçue, la pyramide n’est pas un tombeau, au sens moderne du terme. Ce n’est pas le cadavre d’un roi mortel qui repose dans un gigantesque sépulcre, mais le corps de lumière d’un pharaon qui est transmuté au cœur d’une sorte de fourneau alchimique.
La pyramide n’est pas un mémorial et un écrin de mort, mais un hymne de pierres vivantes à la vie en éternité, au-delà de l’éphémère et du passager. Comme l’indiquent les Textes des Pyramides, chaque pyramide est Osiris, la puissance divine ressuscitée et rendue inaltérable par la magie d’Isis, qui connaît les paroles de lumière.
Aux yeux des anciens Égyptiens, la pyramide est l’œuvre vitale par excellence ; assurant le lien entre le ciel et la terre, elle permet à l’âme de Pharaon régénéré de monter au ciel parmi ses frères les dieux et de s’incarner sur terre pour réguler la communauté des humains qui, sans cette présence, s’enfonce dans la violence et le chaos.
Khéops ajoute un certain nombre de dimensions à cette symbolique de base. La principale est l’existence de trois chambres de résurrection, situées sur un axe vertical, et embrassant la totalité de la régénération. Elles correspondent aux « chambres de Thot », le dieu de la Connaissance, qu’évoque un papyrus.
La chambre souterraine est celle du Noun, l’océan d’énergie d’où proviennent toutes les formes de vie ; celle du milieu (mal nommée « de la reine ») assure la permanence de cette énergie créatrice au cœur du monument ; et la chambre haute, celle du pharaon, abrite le sarcophage, « le pourvoyeur de vie », qui est aussi une barque assurant un perpétuel voyage à l’âme du « Juste de voix » dans les paradis de l’autre monde.
Vous reprenez les découvertes de l’architecte Jean-Pierre Houdin sur l’existence probable d’une galerie interne permettant d’acheminer des blocs de calcaire et de granit pouvant atteindre 60 tonnes, à 147 mètres de haut. Souscrivez-vous pleinement à cette hypothèse ?
À mon sens, il ne s’agit pas d’une hypothèse mais d’une certitude que des vérifications ultérieures – si elles sont possibles – confirmeront. C’est en 2003 qu’est paru le remarquable petit livre de deux architectes, Jean-Pierre et Henri Houdin, La pyramide de Kheops (Éditions du Linteau, 2006) et Le secret de la Grande Pyramide, en collaboration avec l’égyptologue américain Bob Brier (Fayard, 2008), auxquels s’ajoutent diverses interventions et articles.
On sait depuis longtemps que l’utilisation d’une rampe extérieure ne suffisait pas à expliquer le mode de construction de la Grande Pyramide ; pour la compléter, et pouvoir hisser les matériaux avec un minimum d’efforts et sans interrompre l’élévation, une rampe intérieure était indispensable et… évidente ! Encore fallait-il songer à cette évidence-là et en déceler les traces.
Pour décrire cette rampe, et l’ensemble du dispositif de construction, de nombreuses explications techniques doivent être données. N’est-ce pas difficile à faire comprendre ?
En tant qu’égyptologue, j’ai toujours eu à cœur de faire partager ma passion à travers des romans, des personnages, des intrigues. Depuis La Pierre de Lumière et Ramsès, j’essaye de faire toucher du doigt au lecteur l’extraordinaire sophistication de l’ancienne Égypte. Ce travail de vulgarisation est primordial. Pour chacun de mes romans, c’est un défi. Celui-là, en effet, était considérable.
Votre héros, jeune paysan devenu tailleur de pierre, découvre une véritable cité autour du chantier. Avec une hiérarchie stricte, une organisation au cordeau, c’est cette société également que vous avez voulu montrer ?
L’un des plus grands prodiges de cette épopée architecturale, c’est le chantier de Guizeh, dont l’organisation force l’admiration des spécialistes des grands travaux. Après le premier exploit technique, l’arasement d’un plateau rocheux de quatre hectares, il fallut organiser la vie quotidienne de deux mille permanents et de plusieurs milliers de temporaires habitant une « ville de pyramide » où tous les services, de l’infirmerie à la boulangerie en passant par les ateliers, devaient être assurés.
Si la star du livre – une star qui a « fatigué le temps » selon l’expression de Chateaubriand – est la Grande Pyramide, j’ai voulu mettre en lumière la vie des équipes, et plus particulièrement celle d’un gamin partant du bas de l’échelle, pour montrer à quel point un peuple entier et des artisans de génie communiaient dans l’édification d’une œuvre qui les édifiait.
À leurs yeux, la pyramide n’était ni une prouesse technique ni l’expression de la folie d’un tyran, mais le sens profond de leur vie, et le symbole de « la contrée de lumière », le nom même de la Grande Pyramide, cette contrée où, selon les textes, il est possible de « faire mourir la mort » et de passer de l’existence à la vie.
Certains de vos personnages, et notamment celui du « Maître d’œuvre », ont-ils vraiment existé ou les avez-vous composés à partir de différentes sources historiques ?
Trois hommes ont conçu et concrétisé le Grande Pyramide.
Le premier est le pharaon Khéops (en hiéroglyphique Khoufou : « Qu’il (Dieu) me protège. ») De son règne, nous ne savons presque rien, car les événements dits « historiques » n’étaient pas intégrés aux annales royales. Et un seul événement majeur a eu lieu, échappant au temps, la construction de la Grande Pyramide.
Khéops a choisi un « directeur de tous les travaux du roi », Hémiounou, le deuxième acteur majeur, le chantier ayant duré environ vingt-cinq ans, ce dernier mourut avant l’achèvement de la Grande Pyramide, et lui succéda un nouveau Maître d’œuvre, Ânkhaf, qui mena l’œuvre à son terme.
Non seulement ces deux êtres exceptionnels ont existé, mais encore connaissons-nous l’emplacement de leur « demeure d’éternité », à proximité de la Grande Pyramide. Et nous avons également la chance de posséder une statue d’Hémiounou et un buste d’Ânkhaf, qui sont d’ailleurs présents en photo dans le livre.
Les noms des équipes, des responsables de la ville de pyramide ou de la blanchisserie, proviennent également de la documentation.
Et le héros, dont le nom ne sera révélé qu’à la fin du roman – quand il aura mérité de le porter –, repose, lui aussi, près de la Grande Pyramide.
Quant au Vieux, au chien Geb et à l’âne Vent du Nord, qui pourrait douter qu’ils aient réellement existé ?
Comment expliquez-vous l’extraordinaire fascination qu’exerce encore aujourd’hui l’Égypte ancienne ?
C’est une question fondamentale à laquelle il n’est pas si facile de répondre, car elle implique tant de domaines qu’il faudrait un livre entier pour les aborder en détail.
Dans le cadre restreint de cette réponse, je me contenterai donc d’indiquer quelques pistes.
En premier lieu, la volonté de transmission des anciens Égyptiens eux-mêmes. Qu’il s’agisse d’architecture, de sculpture, de peinture ou de textes inscrits sur des supports variés (de la pierre au papyrus), ils ont toujours eu conscience de créer des œuvres animées d’une puissance que l’on qualifie souvent de « magique », puissance qui leur permettait de traverser les siècles et les générations. À travers l’œuvre accomplie selon certaines règles d’harmonie, la mort peut être vaincue – ce qui est le thème central de la légende osirienne et la raison d’être des pyramides.
Fruit d’une civilisation qui a duré trois millénaires, grâce à l’institution pharaonique, cet héritage spirituel et artistique, d’une ampleur considérable, touche au cœur qui le contemple et l’étudie. Et sous bien des angles, nous sommes les héritiers des anciens Égyptiens.
Leur civilisation reposait sur une valeur fondamentale appelée Maât et symbolisée par une plume d’autruche (la rectrice permettant aux oiseaux de s’orienter), le socle des statues et le gouvernail des bateaux. Maât est la justesse d’où doit découler la justice, et la cohérence qui doit unir les membres du corps social si cette justice est réellement appliquée.
L’Égypte fascine parce que, même si on ne lit pas les hiéroglyphes, on ressent cette cohérence en contemplant les pyramides Karnak, Louxor, Abou Simbel, ou ces « statues vivantes » animées dans la demeure de l’or.
« Âge d’or » est une expression souvent utilisée pour évoquer les dynasties les plus heureuses ; et nous avons le sentiment – justifié – qu’il est possible de façonner une société nourrie de valeurs créatrices et aspirant à une sérénité tant communautaire qu’individuelle.
L’Égypte ancienne ne se réduit pas à un trésor archéologique ; en raison du contenu de son message, elle n’illustre pas seulement un glorieux passé mais est porteuse d’une vision dont on perçoit l’actualité.
Que pensez-vous de la mission d’exploration : Scan Pyramids, récemment annoncée par l’Egypte et qu’en attendez-vous ?
La mission d’exploration Scan Pyramids correspond aux nouvelles méthodes de l’archéologie contemporaine, à savoir utiliser les technologies les plus récentes pour étudier la structure interne de monuments, tels que les pyramides, sans causer de dommages. Des équipes scientifiques de plusieurs pays ont été mandatées pour radiographier les principales pyramides géantes de l’Ancien Empire, notamment à Dachour et à Guizeh. La Grande Pyramide de Khéops, dernière des Sept Merveilles du monde encore visible, figure au programme de ces investigations qui ont pour but de préciser la structure interne de ces monuments et de savoir s’il existe des cavités inconnues, voire des chambres secrètes. Selon les techniciens, il faudra au moins une année de travail et de décryptage des données.
J’attends donc des réponses à une question majeure : existe-t-il, oui ou non, une chambre inconnue à l’intérieur de la Grande Pyramide, une sorte de sanctuaire si soigneusement dissimulé qu’il aurait, jusqu’à présent, échappé aux fouilleurs « conventionnels » ?
L’existence de cette fameuse rampe intérieure évoquée par Jean-Pierre Houdin et que vous évoquez dans votre dernier roman pourrait-elle être ainsi confirmée ?
L’existence de la rampe intérieure décelée par Jean-Pierre Houdin ne fait, à mon avis, aucun doute ; et ses publications ont précisé ce dispositif dont les techniciens de Scan Pyramids confirmeront l’importance. C’est en utilisant rampe extérieure et rampe intérieure que les bâtisseurs ont pu déplacer, hisser et disposer d’énormes blocs avec une précision stupéfiante et en respectant un plan d’œuvre conçu dès l’origine du chantier.