Ma mère est née dans le nord de l’Espagne dans la Ma mère est née dans le nord de l’Espagne dans la première moitié du siècle dernier et, avec ma grand-mère maternelle, elles sont venues en France pour des raisons économiques – la misère régnait alors dans la région – quand ma mère avait 8 ans. Je suis moi-même retourné très souvent en Espagne à partir de l’adolescence, c’està-dire, grosso modo, à la mort de Franco. J’ai vu ce pays changer considérablement. Je m’y rends souvent. Je suis aussi un fervent lecteur du polar espagnol qui a de plus en plus de succès à l’international. Je me suis bien sûr rendu là-bas pour préparer Les Effacées: en Galice, où se passe une partie de l’intrigue, et où j’ai rencontré des gens formidables – on dit les Galiciens taiseux, ils sont en fait très loquaces et ouverts –, où j’ai trouvé des ambiances comme je les aime – pluie, brume, mystère – et des lieux aussi remarquables que peu connus; à Cuenca aussi, un village incroyablement pittoresque perché sur un piton rocheux entre deux gorges, et célèbre pour ses casas colgadas, ses maisons suspendues inscrites au patrimoine de l’humanité. Et puis, bien sûr, Lucia, mon héroïne, est enquêtrice dans un service très spécialisé : l’UCO, l’Unité centrale opérationnelle, qui est envoyée partout en Espagne sur des scènes de crime et des enquêtes complexes, et dont j’ai rencontré les membres à leur siège, près de Madrid, l’année dernière. Ils sont à la pointe de la lutte contre le crime : ils traquent à la fois les tueurs en série, les cartels de la drogue, les crimes passionnels, les féminicides, les kidnappings, etc.
L’enquête de Lucia démarre en Galice avec des femmes enlevées sur le chemin du travail. Des invisibles. Des effacées. Et puis, soudain, le meurtre d’une personnalité ultra-riche l’arrache à cette affaire. Est-ce pour vous une manière de souligner les inégalités qui fracturent nos démocraties ?
Récemment, je relisais un entretien que Romain Gary a accordé en 1968. Il y parle de ce qu’il appelle la « société de provocation ». Il dit qu’« à chaque instant du jour et de la nuit, à la télévision, dans les rues, dans les journaux, le public est noyé sous un déferlement d’images de richesse étonnantes, des images de luxe et de confort auxquelles s’attache toujours le même impératif : achetez, achetez, achetez ! Une provocation qui vient forcément frapper des masses qui n’ont aucun moyen d’acheter ces richesses ». Romain Gary disait ça en 1968 ! Que ne dirait-il pas aujourd’hui où ce phénomène est mille fois plus voyant et plus envahissant ! Et si les pauvres sont peut-être un peu moins pauvres – je le dis avec toutes les réserves d’usage – qu’il y a un siècle, les ultrariches le sont chaque jour davantage, avec des fortunes dont les montants feraient pâlir de jalousie les rois de l’Antiquité. Un peu plus loin dans le même entretien, Gary dit aussi ceci : « La jeunesse est conditionnée par la protestation. Le jeune se sent incapable d’arrêter la guerre au Vietnam [on est en 1968], alors il brûle son campus. Il a besoin de se libérer d’une manière ou d’une autre. » C’est exactement ce qui se passe dans Les Effacées.
Un autre sujet parcourt votre livre : celui de la violence faite aux femmes. Vous abordez d’ailleurs les thèmes des incels. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
« Incels » est la contraction de « involuntary celibates », « célibataires involontaires ». Il s’agit d’hommes qui, pour des raisons diverses, sont incapables d’avoir ou de maintenir une relation amoureuse ou sexuelle avec des femmes et qui forment des communautés en ligne, sur Internet, dans des forums, sur des sites comme Reddit ou 4Chan, où ils prônent la misogynie, la haine des femmes et même le viol et la violence à leur égard, où ils accusent les femmes de tous les maux, où ils encouragent les hommes à les soumettre. Il s’agit d’une véritable idéologie : les incels considèrent qu’il existe aujourd’hui une guerre qui ne dit pas son nom entre les femmes et les hommes, et ils sont prêts à tout pour défendre les droits des hommes menacés selon eux par « l’ultraféminisme contemporain ». Ils ont pour héros des gens comme Elliot Rodger, qui a tué six personnes sur un campus en Californie en 2014, motivé par la haine des femmes, et qui a laissé un manifeste de près de 140 pages. Ou encore Alek Minassian, qui a foncé dans la foule avec sa voiture, visant essentiellement des femmes, le 23 avril 2018 à Toronto, tuant dix personnes. Dans l’ensemble, les incels sont des hommes assez jeunes, entre 18 et 35 ans, et ils sont de plus en plus nombreux.
Être écrivain, disait un auteur, « c’est se tenir aux aguets, c’est avoir les yeux grands ouverts dans la nuit et se rendre disponible à ce qui ne se voit pas d’emblée ». Souscrivez-vous à cette définition ou pensez-vous que l’écrivain doit aller plus loin et interroger la société ?
Entendons-nous bien : Les Effacées est d’abord un thriller plein de rebondissements, pas un roman social. Néanmoins, oui, je crois que nous autres romanciers sommes aux aguets de tout ce qui se passe, des évolutions, des mutations de nos sociétés, des dangers qu’elles courent aussi, des ténèbres qui se glissent chaque jour un peu plus dans notre quotidien, et qui menacent notre paix, notre stabilité, nos modes de vie, nos certitudes et notre avenir. J’aime cette formule : « se rendre disponible à ce qui ne se voit pas d’emblée ». Dans Les Effacées, ce qui ne se voit pas d’emblée, ce sont ces femmes qui donnent son titre au roman, ces femmes invisibles, qui se lèvent avant tout le monde pour permettre à la société de tourner, non seulement invisibles, mais « effacées » en quelque sorte de la surface de la Terre par celui qui les enlève, qui les fait disparaître pour ne rendre que leurs cadavres.
Dans Les Effacées, on découvre davantage Lucia et ses failles. Cette personnalité « aussi attachante que coriace », dites-vous, est-elle en train de s’installer durablement dans votre vie d’écrivain ?
Oui, j’ai beaucoup d’affection pour Lucia. Il faut dire qu’elle ressemble à quelques personnes qui me sont chères, qui ont ce même caractère bien trempé, cette même force de caractère, qui sont entières, vraies, qui, comme elle, ne transigent pas avec la vérité, avec certaines valeurs. Mais elle a aussi ses faiblesses, comme nous tous. Ses défauts. Qui n’en a pas ? Lucia est sans doute trop rigide, trop intransigeante, trop entière. Elle ne connaît guère la diplomatie et le compromis. Mais c’est aussi ce qui la rend intéressante et si attachante, cette franchise, cette droiture. Et, dans Les Effacées, ses nerfs sont mis à rude épreuve puisqu’elle n’est pas confrontée à UN mais à DEUX tueurs : un qui, comme on l’a vu, kidnappe en Galice des femmes qui se lèvent tôt pour aller au travail, l’autre qui s’en prend aux ultrariches. Deux mondes, aux antipodes l’un de l’autre. Et, pour Lucia, un double enjeu et une forme de schizophrénie.
Ce n’est pas la première fois que vous inscrivez une partie de votre intrigue dans le monde de l’art. L’un des personnages de votre roman, Adrián Sanz, est enquêteur au groupe du patrimoine historique de la Guardia Civil. La peinture est-elle une de vos passions ?
En effet. J’ai une véritable passion, quasi spirituelle, pour la peinture de la Renaissance, le quattrocento, le cinquecento, les primitifs flamands, mais aussi pour des peintres contemporains comme Paul Delvaux et Lucian Freud. À Cuenca, au gré de mes repérages pour Les Effacées, je suis tombé sur ce merveilleux petit musée d’art abstrait logé dans une très ancienne maison suspendue. À cette occasion, j’ai découvert les grands peintres espagnols de la seconde moitié du xxe siècle que sont Gustavo Torner, Fernando Zóbel, Antonio Saura, Luis Feito, etc. Ce lieu est incroyable, à l’extérieur comme à l’intérieur ! Et il a une importance pour l’intrigue. Donc, oui, il est de nouveau question d’art, d’art moderne et d’art contemporain cette fois.
Vos livres sont traduits dans le monde entier et, notamment, dans les pays du nord de l’Europe, très exigeants en matière de thrillers. Quelle importance accordez-vous à ce rayonnement international ?
Je le touche du doigt chaque fois que je me rends à l’étranger pour la parution d’une nouvelle traduction. J’ai la chance d’être un des auteurs de polars français les plus lus en Europe, et c’est pour moi un vrai bonheur. En février, j’étais en Espagne, à Barcelone et en Aragon, où El Valle, La Vallée, a beaucoup de succès, et j’ai donné des conférences dans de toutes petites villes comme Barbastro, où il y avait plus d’une centaine de personnes dans le public. En janvier, j’étais aussi en Bulgarie, à Sofia, avec mes compères Michel Bussi, Jérôme Loubry et Franck Thilliez. En mars, à Poznán, en Pologne. Dans des endroits où le polar français a du mal à percer – les pays scandinaves, mais aussi l’Allemagne, les Pays-Bas, la République tchèque, etc. –, je me considère aujourd’hui un peu comme un de ses ambassadeurs plénipotentiaires (sourire) ! Récemment, j’ai appris qu’en Norvège Lucia a pris la tête des ventes dès sa sortie, le mois dernier… sur les terres de Jo Nesbø, de Jørn Lier Horst et de Thomas Enger. Pas mal !
Votre roman Lucia sera prochainement adapté à l’écran. Un projet, lui aussi, très ambitieux. Pouvez-vous nous raconter ?
Oui, un projet porté par Nostromo Pictures et Adrián Guerra, qui ont produit des oeuvres comme Buried avec Ryan Reynolds, Red Lights avec Robert De Niro et Sigourney Weaver, Gunman avec Sean Penn et Javier Bardem, les films espagnols Les Lignes courbes de Dieu et Le Gardien invisible, tiré d’un roman de Dolores Redondo pour Netflix, le showrunner devrait être l’un des meilleurs d’Espagne, le scénariste a déjà eu trois Goya (l’équivalent des César en Espagne) du meilleur scénario… Du lourd à tous les étages.
Pour finir, question incontournable : le personnage principal de votre prochain thriller sera-t-il un héros ou une héroïne ?
Vous voulez dire : est-ce qu’on retrouvera Lucia ou Servaz ? Ce sera Martin cette fois. Et aussi un certain Julian Hirtmann…