Je viens des Ardennes où j’ai grandi dans un milieu pauvre, ouvrier mais aimant. J’ai vécu en Belgique, en Allemagne et principalement en France, à Paris où je me suis prostituée depuis l’âge de vingt ans et sur la Côte d’Azur où j’ai mené une sorte de double vie pour élever ma fille au soleil, dans l’aisance matérielle, loin du monde de la prostitution. Je voulais qu’elle échappe à ma propre vie.
Ce sont toujours de mauvaises rencontres qui font basculer dans la prostitution. Je rêvais de partir de mon village où je m’ennuyais. Ma mère était une rêveuse, fascinée par Paris, elle m’a transmis son rêve. Je voulais être employée de bureau ou vendeuse, me marier, avoir des enfants, des animaux, une vie paisible, rangée. J’ai rencontré Gérard à dix-neuf ans, après une relation de quatre ans et un chagrin d’amour qui m’avait brisé le cœur. À cette époque, il fallait être vierge avant le mariage. J’y tenais absolument et mon premier amour, Jean, n’a pas voulu attendre. Il a épousé une autre fille qu’il avait mise enceinte. Cette rupture m’a profondément blessée. J’étais totalement innocente, vierge, inexpérimentée, j’ai perdu toute confiance dans les hommes, dans l’amour et je me suis dit, le prochain, s’il est beau avec une situation et s’il veut bien de moi, ce sera mon homme, mon mari. Voilà comment j’ai rencontré Gérard, dans un bal de campagne. Il finissait son service militaire, de retour de la guerre d’Algérie et j’ai cru tous ses mensonges. Je l’ai suivi à Paris… J’étais enceinte de lui et pas encore mariée, dans le village on commençait à jaser, j’étais montrée du doigt, je ne voulais pas faire honte à mes parents, alors je suis partie…
Vous souvenez-vous de votre premier client ?
Bien sûr… J’étais morte de peur, je venais de subir une agression d’une rare violence qui m’avait mise dans un état second, il faisait très froid, c’était place de la Madeleine, un homme très gentil m’a léché les pieds pendant une heure, c’est tout ce qu’il a fait, et il m’a donné beaucoup d’argent, j’étais soulagée, je me suis dit que ça n’était pas si difficile… J’ignorais tout de la prostitution, je ne savais même pas que ça existait, j’ignorais tout du sexe aussi et que les hommes pouvaient avoir des désirs aussi bizarres.
Votre mari et son cousin vous ont vendue, pourquoi n’êtes-vous pas rentrée chez vos parents ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas enfuie à ce moment ?
Rentrer chez mes parents c’était un échec. Je leur mentais, je disais que Paris c’était formidable, je leur envoyais des cartes postales et de l’argent. Je voulais qu’ils soient fiers de moi, que ma mère continue de rêver… C’était impossible de rentrer à la maison, dans ce village où je n’étais pas la bienvenue. Quand Gérard a été arrêté pour avoir voulu me vendre, j’ai essayé de changer de vie, d’avoir un travail normal, j’ai fait toutes sortes de petits boulots, j’ai été femme de ménage puis vendeuse aux Galeries Lafayette. Mais quand Gérard est sorti de prison, il était mon mari, ma mère m’avait dit de ne jamais divorcer. Gérard a encore menti, il m’a promis une autre vie, en Belgique, et surtout un enfant… J’avais ce désir si fort depuis l’enfance de devenir mère. Pour ça, je devais rester avec lui. Quand je parlais de partir, Gérard me menaçait, il disait que, si je le quittais, il me retrouverait et me tuerait, il en était capable, il s’en prendrait à ma famille, à mon chien Tommy que j’adorais… C’est la manipulation habituelle des maquereaux, les femmes prostituées vivent dans la terreur.
Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêtée à la mort de votre mari ?
J’avais cinquante ans, je ne savais faire que ça, quel travail voulez-vous que je trouve ? J’avais besoin d’argent, ma fille faisait des études, les pires années étaient derrière moi. J’ai exercé une autre forme de prostitution, en travaillant dans mon studio, en choisissant mes clients, je n’avais pour ainsi dire que des clients réguliers et quelques clients handicapés. Mes clients ont vieilli avec moi, certains sont devenus presque des amis. Avec le temps, notre relation a changé, elle est devenue moins sexuelle, j’étais leur confidente, leur compagne.
Considérez-vous la prostitution comme un métier ?
Non. Pour moi, un métier ça nécessite des études, c’est respectable. Un métier, c’est quelque chose que l’on veut faire depuis l’enfance. Je n’ai jamais entendu de jeune fille souhaiter devenir prostituée. Aucune femme ne se prostitue par plaisir ou par choix. Pour une majorité, les femmes sont contraintes de se prostituer, par un homme, un réseau, par la violence. D’autres se prostituent pour manger, pour nourrir leur famille, c’est aussi une contrainte. Sans terreur et sans misère, il n’y aurait pas de femmes prostituées.
Pensez-vous que l’on puisse prendre du plaisir en étant prostituée ?
Non, strictement aucun plaisir. Je ne connais pas de femmes prostituées qui aient du plaisir. Quel plaisir pouvez-vous éprouver quand vous faites trente, cinquante ou cent passes par jour comme il m’est arrivé de le faire ? Une femme qui éprouverait du plaisir deviendrait folle. Vous savez les prostituées ont un point commun que beaucoup ignorent. Elles ont été agressées, violées, abusées avant de se prostituer. Pour pouvoir physiquement faire des dizaines de passes par jour, il faut mépriser son corps, s’en foutre totalement, s’en détacher. J’ai été agressée, d’abord dans l’enfance, par le curé du village qui avait la confiance de tous, puis par celui qui allait devenir mon mari, et son cousin, et un autre homme et une femme, ils étaient quatre pour commettre cet acte de barbarie qui me hante encore aujourd’hui.
Pourquoi écrire ce livre aujourd’hui ?
C’est d’abord un témoignage. Je veux expliquer comment on devient une prostituée pour éviter à d’autres jeunes femmes de tomber dans ce piège. J’ai écrit ce livre pour me réconcilier avec moi-même et me défaire de la honte qui reste toujours en moi. J’ai écrit pour me libérer et arrêter de mentir, pour communiquer avec ma fille qui ne sait rien de ma vie. J’aimerais venir en aide aussi à toutes ces femmes, ces jeunes filles qui se prostituent, pour dénoncer leur condition, leur esclavage, cette misère inacceptable qui est au coin de nos rues.
Craignez-vous la réaction de vos proches ?
Forcément, j’espère qu’ils me comprendront sans me juger. J’ai soixante-dix-sept ans et avant de finir ma vie j’éprouve le besoin de dire qui je suis et ce que j’ai fait avec mes mots, avec mon cœur. Ce livre, je l’ai écrit avec beaucoup d’amour, de nuances, pour qu’il soit compris. Je rêve que mon témoignage puisse aider, cela me rendrait fière et heureuse. J’ai un tel déficit de bonheur…
Que souhaitez-vous dire sur les dangers de la prostitution ? Quel message adresser aux jeunes filles qui se prostituent sur le net en pensant gagner de l’argent facilement ?
Tout d’abord, cela ne sert à rien de leur faire la morale. Il faut aider ces femmes qui se prostituent car elles sont en souffrance. Il faut les informer car souvent elles sont naïves ou aveuglées. La prostitution est une destruction, l’espérance de vie des femmes prostituées est plus courte de vingt ans… Les blessures qui font le plus mal restent dans le cœur. J’ai de la chance d’être encore en vie. La prostitution, c’est la continuation d’une destruction qui a déjà commencé avant de se prostituer. Je ne condamne pas une jeune fille qui vend son corps pour un sac de marque même si c’est terrible. Je voudrais l’aider. Il faut comprendre sa souffrance, ses manques, ses blessures, d’où vient l’irrespect, le mépris de son corps, de quelle destruction souffre-t-elle, de quelle addiction. Il faut redonner confiance à ces jeunes femmes pour qu’elle retrouve le chemin du bonheur que je n’ai jamais trouvé. Mais surtout, il faut arrêter la barbarie, l’esclavage de milliers de femmes qui se prostituent en France en 2021, dans nos rues, contraintes et terrorisées. Ces femmes qui sont mes sœurs de rue ont toute mon amitié et mon respect. Je leur dédie mon livre.